CHAPITRE V

Les tentatives de recoupement effectuées par le chef inspecteur n’avaient donné aucun résultat ainsi qu’il le confirma lui-même quand Aldren, après avoir pris Vancia au passage, le rejoignit à la base des rovs. Le seul propriétaire d’un chalet hors limites qu’il avait réussi à contacter avait bien son refuge favori dans le secteur des lacs, mais à plus de cinquante kilomètres de la cabane incendiée, et n’avait jamais entendu parler de Waldo ni de Max Jensen. De toute façon, le programme du moment était fixé depuis la veille : la fouille méthodique des décombres dans l’espoir d’y découvrir un indice valable. La jeune fille affirmait n’y avoir aperçu qu’un canot et des engins de pêche, mais comme il était évident qu’elle n’avait pu s’y attarder longtemps, son examen avait été superficiel. Pour retourner sur les lieux, on reprit l’appareil de Waldo ; puisqu’il était disponible, il était inutile de faire à nouveau appel au parc des véhicules officiels. Toutefois ce fut le chef inspecteur qui prit d’autorité les commandes, renvoyant sans ménagement la jeune fille sur le siège arrière.

— Vous avez peur qu’elle nous emmène quelque part ailleurs ? fit Aldren. Vous avez peut-être tort… Supposez qu’elle sache ou est Max et qu’elle veuille le rejoindre, notre enquête ferait un grand pas.

Karyl dédaigna de répondre. Toutefois pendant le trajet et à plusieurs reprises, il manipula les boutons du communicateur et du pilote automatique, ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention de son passager.

— Vous espérez intercepter une fréquence révélatrice ?

— Simplement celle du guidage. Si vraiment ce rov a décollé tout seul hier sans que votre protégée puisse l’en empêcher, il doit y avoir une radio-balise à l’autre bout. Malheureusement je ne trouve rien.

— Le contraire aurait été anormal. L’émetteur était dans le chalet et il a brûlé avec. Gardez le contact, on verra bien là-bas.

Le feu avait achevé son œuvre, tout ce qui était bois ou autre matériau combustible n’était plus que cendres où quelques tisons rougeoyaient encore çà et là. Les objets métalliques avaient résisté, ils n’avaient pas fondu comme ceux du laboratoire ; il s’était agi en somme d’un incendie banal et non de la déflagration d’un engin atomique développant des températures solaires. Aldren et Karyl s’en étaient d’ailleurs rendu compte la veille en regardant brûler la cabane : il n’y avait certainement eu ni explosion ni implosion. La seule anomalie étant que, si Vancia disait la vérité, l’embrasement s’était propagé d’un bout à l’autre avec une vitesse peu commune. Quinze à vingt minutes au maximum entre le moment où elle aurait quitté un bâtiment intact et celui où les détectives avaient atterri devant un brasier inapprochable ? Quel qu’il fût, le pyromane avait indubitablement pris la précaution d’arroser les rondins avec un liquide hautement inflammable avant d’y jeter une allumette…

Parmi les objets qui avaient à peu près survécu au sinistre, le plus gros et le plus apparent au milieu des décombres était le hors-bord de pêche signalé par la jeune fille. Il aurait fallu une température beaucoup plus haute que celle qu’un feu de bois pour détruire sa coque en fibres de silicium ; elle était seulement noircie et à peine déformée, seul son petit moteur avait réellement souffert. Les supports en berceau soutenant l’embarcation avaient été en bois, ils avaient brûlé ; le hors-bord s’était couché sur le côté, ce qui avait d’ailleurs protégé une partie du gréement intérieur.

Quant au reste du contenu de la cabane, il n’en demeurait plus grand-chose, à part le matériel de cuisine en métal. Le plus significatif était l’absence complète de ce qui aurait dû pourtant laisser des vestiges reconnaissables : le radiotéléphone et l’émetteur de guidage aérien.

Aucune résidence « écologique » ne peut se passer de ces deux appareils vitaux ; on peut se chauffer avec un poêle à bois, s’éclairer d’une bougie, faire sa toilette dans le lac, mais se couper volontairement de tout lien avec la civilisation et de tout moyen de retrouver à coup sûr sa route au travers de territoires sauvages et primitifs était impensable. Fallait-il alors admettre que l’incendiaire, avant de commettre son acte, avait démonté ces appareils dont l’examen risquait de fournir des indications un peu trop révélatrices et les avait emportés ensuite ? Une fréquence préréglée qui serait par exemple la même que celle du transcepteur situé dans la villa anésienne de Waldo…

— Voici ce que nous allons faire, décida le chef inspecteur. J’admets que quelqu’un s’est chargé d’emporter ces objets compromettants avant l’arrivée de Mlle Vancia ; elle ne pouvait certainement pas les démonter elle-même et aller les cacher ailleurs dans le peu de temps dont elle disposait. Par conséquent, si ce quelqu’un est venu de l’extérieur, il se sera servi soit d’un rov soit d’une chenillette tout-terrain comme celles qu’emploient les équipes de forestiers ou de géologues. Il aura eu la prudence de laisser l’un ou l’autre à quelque distance et de faire le reste à pied, mais ses traces doivent être encore visibles. Étant donné l’épaisseur des fourrés, je ne vois que deux approches possibles : ou bien le rivage du lac, ou bien, dans l’autre direction, cette espèce de trouée qui se dessine au flanc de la colline au pied de laquelle le chalet était adossé. Partagez-vous ce travail de reconnaissance. En attendant je continuerai à fouiller les décombres.

La suggestion était logique, ils acceptèrent aussitôt. Vancia choisit la colline, Aldren la plage. Il marcha un bon moment, inspectant attentivement le sol puis, au bout de cinq ou six cents mètres, s’arrêta. Il était arrivé devant une faible dépression resserrée entre une petite falaise à pic et le bord du lac affleurant le sol. Sur toute la largeur du passage et sur au moins une trentaine de mètres, l’argile imprégnée d’eau était molle ; la moindre trace de pas y serait demeurée nettement marquée ; sûrement personne ne l’avait traversé récemment. Il fit demi-tour pour rapporter le résultat négatif de son exploration et, quand il atteignit le replat herbeux du départ, il aperçut Karyl à demi enfoui dans l’amas de poutres calcinées et travaillant avec ardeur. Mais en même temps un appel retentit au-delà, vers le sommet de l’ondulation de terrain, un simple contrefort se terminant en promontoire qui constituait l’objectif d’exploration de la jeune fille.

— Venez ! criait-elle à pleins poumons. J’ai trouvé quelque chose !

Le chef inspecteur semblant trop occupé dans son travail, Aldren s’élança directement vers la pente ; la montée était facile, à peine encombrée de broussailles. Quelques minutes suffirent pour qu’il atteigne la crête ou Vancia l’attendait, les yeux étincelants de joie.

— La balise ! s’exclama-t-elle. Elle n’était pas en bas dans la cabane, mais ici !

L’antenne de téléguidage se trouvait en effet tout en haut, juste avant le dévers, solidement scellée sur une dalle de roc. De dimension réduite, un simple mât de deux mètres couronné par son antenne directrice dipôle ; le générateur d’impulsion s’emplaçait à la base dans un boîtier de métal contenant le minibloc d’alimentation au plutonium et les circuits d’émission. Sans un mot, Aldren se pencha, dévissa le panneau de visite, se mit à plat ventre pour examiner l’intérieur. Se releva trente secondes plus tard.

— C’est bien la balise, mais elle est morte. Notre ami ne risquait pas de trouver le faisceau sur le navigateur du rov ! La pile est toujours là mais les circuits de l’antenne sont grillés sans remède et le quartz de contrôle de fréquence a disparu. Si Karyl a besoin d’une preuve supplémentaire pour vous laver de son accusation d’entrave à l’enquête, elle est là. Vous emparer du radio-transmetteur de la cabane, le faire disparaître au fond d’un trou ou en le jetant au large dans le lac, monter jusqu’ici pour détruire de cette façon les éléments essentiels de la balise, redescendre, mettre le feu à la cabane… Il vous aurait fallu au moins deux heures en allant très vite.

— Merci d’avoir fait ce calcul. Avouez que vous avez douté quand même ?

— J’exerce un fichu métier, Vancia, il me donne parfois des complexes. J’en arrive à me méfier de tout le monde quand ce n’est pas de moi-même par-dessus le marché.

— Un simple enquêteur du Bureau des brevets ? Je croyais que vous n’étiez qu’une sorte de fonctionnaire itinérant chargé de vérifier si les dossiers sont bien en règle ?

Il nota la lueur amusée qui dansait dans les prunelles de la jeune fille. En réponse, il baissa la tête d’un air contrit.

— Je vais vous faire un aveu mais à la condition expresse que vous ne le répétiez à personne. Promis ?

— Juré, répliqua-t-elle solennellement.

— J’ai menti. Ou plutôt j’ai légèrement déguisé la vérité quand je me suis présenté à Nils. Mes accréditifs du Bureau en question sont parfaitement valables, mais ils ne sont qu’une couverture. En réalité j’agis pour le compte des acquéreurs du brevet proposé par Waldo, les mêmes qui lui ont déjà acheté toutes ses découvertes précédentes. Le tout-puissant Trust de l’Électronique. La dernière invention de Waldo représente pour eux une valeur énorme ; ils sont prêts à ouvrir largement les cordons de leur bourse afin qu’elle ne tombe pas dans les mains de la concurrence. C’est pourquoi ils ont confié l’affaire au meilleur spécialiste possible, précisa-t-il modestement.

— Je crois que je commence à comprendre. Vous n’êtes pas vraiment un détective mais une sorte d’agent secret opérant pour le compte d’un très grand consortium industriel et financier. Un dangereux aventurier, en somme ?

— Ne laissez pas courir votre imagination ! Il n’y a pas d’être plus doux et plus pacifique que moi dans notre secteur galactique. Ce sont les autres qui sont quelquefois dangereux, ceux que ma présence dérange et qui chercheraient à se débarrasser de moi ; je suis bien alors obligé de me défendre, mais il faut vraiment que l’on m’y force… Pourquoi riez-vous, Vancia ?

— Parce que si vous tenez réellement à ressembler au personnage que vous décrivez, vous devriez vous adresser à un spécialiste de la chirurgie plastique. S’il est très habile, il réussira peut-être à vous modeler le visage et la silhouette d’un représentant en articles de lingerie féminine. D’ailleurs je suis sûre que vous auriez beaucoup de succès dans cette profession, vous avez sûrement étudié très souvent et de près ce genre de parures, ainsi que le mode d’emploi des élastiques et des agrafes qui les retiennent ?

— Je serai toujours un incompris…, soupira Aldren. Karyl doit commencer à s’inquiéter de notre longue absence, nous ferions mieux d’aller le rejoindre et le mettre au courant de votre découverte.

— Comme vous voudrez, grand chef. Allons-y. !

Ils retraversèrent la crête, se lancèrent dans la pente. S’arrêtèrent brusquement à mi-chemin sur un ressaut d’où le regard dominait dans toute sa longueur l’étendue de la prairie depuis les ruines de la cabane jusqu’à la lisière de la forêt. Le rov qui, tout à l’heure encore, lorsque Aldren était repassé là pour répondre à l’appel de Vancia était bien visible au milieu du terrain, avait maintenant disparu. Le chef inspecteur aussi. On ne l’apercevait plus nulle part…

— C’est pas vrai ! se récria la jeune fille d’un ton indigné. Il nous a plaqués ici sans même nous prévenir ? Il savait pourtant où nous étions !

— Il a peut-être finalement trouvé quelque chose d’intéressant et il aura voulu le rapporter immédiatement chez Nils pour l’étudier sans retard. Il reviendra ensuite nous chercher.

— Il lui aurait été facile de virer tout de suite après son décollage pour passer près de nous et nous dire de l’attendre sans nous inquiéter avant de foncer vers Anésia, rétorqua Vancia. C’est un inqualifiable manque de tact !

— Allons voir ça de plus près. Il a peut-être laissé un mot d’explications quelque part…

Ils dévalèrent le reste de la pente, jetèrent un coup d’œil sur les décombres sans rien apercevoir, continuèrent jusqu’à l’endroit où avait stationné le rov. Le double sillon laissé par les patins d’atterrissage était nettement visible, mais rien qui put ressembler à un message ne traînait aux alentours. Ça devenait vraiment anormal. Sourcils froncés, l’agent du Trust pivota lentement sur lui-même pour examiner le terrain, s’immobilisa soudain, partit à grands pas droit vers le mur végétal bordant latéralement le replat. Là, il s’arrêta un instant, repartit en sens inverse plus lentement, à demi courbé pour inspecter le sol. Enfin il rejoignit la jeune fille.

— J’ai peut-être acquis quelques connaissances en matière de sous-vêtements diaphanes et parfumés, fit-il, mais je suis beaucoup plus expert dans l’art de lire les signes sur le sentier de la guerre. Venez que je vous montre… Vous voyez ces traces de pas derrière ce buisson ? reprit-il après avoir entraîné la jeune fille jusqu’à la lisière. Quelqu’un s’est caché là pendant un certain temps ; il s’est agenouillé pour mieux se cacher et s’est relevé à plusieurs reprises pour guetter son gibier. Ensuite les traces se dirigent vers le rov, seulement, à mi-chemin, elles deviennent plus profondes, comme si l’individu était brusquement plus lourd. Ou plus exactement s’il traînait quelque chose : l’herbe est couchée et recouvre par place les empreintes. La piste s’arrête à l’endroit où se trouvait l’appareil.

— Vous en déduisez que quelqu’un était là, qu’il a attendu que Karyl s’approche du rov, qu’il a tiré sur lui pour l’abattre ? Ensuite il a traîné le corps, l’a chargé à bord et a décollé pour l’emporter je ne sais où ?

— Vous avez une autre interprétation à suggérer ?

— Évidemment non. Mais c’est complètement fou ! Et d’abord d’où serait-il venu, ce nouveau personnage ? Et comment ? Par la voie des airs ?

— Non, Karyl l’aurait sûrement vu descendre et, de toute façon, ça ferait un rov de trop dans l’histoire. Songez qu’il aurait fallu qu’il renvoie le sien automatique pour emprunter ensuite le nôtre ; c’est bien trop compliqué. À moins qu’il ne se soit déjà trouvé sur place hier ? Ce serait lui qui aurait mis le feu à la cabane tout de suite après votre départ ; après quoi il aurait eu la patience d’attendre vingt-quatre heures derrière le buisson. Si encore il y avait un autre chalet dans les environs, cette théorie serait un peu plus plausible.

— Je me demande…, murmura Vancia.

— Moi aussi. Mais ça ne collerait pas avec les coutumes anésiennes. Les amateurs de grand air tiennent trop à leur solitude pour jouer les hommes des bois à moins de cinquante kilomètres les uns des autres. Retournons vers les débris de la cabane, Karyl y a peut-être tout de même laissé quelque chose pour nous…

En tout cas il avait fait de son mieux pour déblayer les amoncellements de tôles et de tuiles synthétiques ; il avait même réussi à dégager entièrement le hors-bord. L’espace laissé libre entre la coque couchée et le sol était maintenant visible et il y avait effectivement « quelque chose » recroquevillé tout au fond. Un cadavre à moitié carbonisé…

Aldren l’aperçut le premier. Il tenta de détourner l’attention de la jeune fille mais n’y réussit pas, elle le suivait de trop près. Avec une exclamation angoissée, elle se précipita, s’agenouilla près du corps. Se redressa presque aussitôt en poussant un soupir de soulagement.

— Ce n’est pas lui ! Oh ! que j’ai eu peur !

Il se pencha à son tour, fit la grimace, le spectacle n’était guère réjouissant. Le visage était particulièrement hideux, la peau avait été entièrement brûlée, les globes des yeux avaient éclaté et le squelette des mâchoires distendues en un horrible rictus offrait une véritable vision de cauchemar.

— Pourquoi êtes-vous si certaine que ce n’est pas Max ? demanda-t-il en se relevant.

— Max ? Faut-il encore vous répéter que s’il était mort je serais la première à le savoir, surtout maintenant quand je vois ce… cette affreuse chose ! Mais c’est bien plus simple que ça ! Regardez sous sa tête, le feu a épargné quelques touffes de cheveux. Ils sont noirs !

— Et bien entendu votre frère jumeau est blond comme vous. Et Waldo, au fait ?

— Plus blond encore que moi, couleur platine. Un peu grisonnant sur les tempes, mais ça se voit à peine…

— Voilà en tout cas deux points d’acquis mais qui ne font que tout compliquer. Ça peut seulement expliquer pourquoi Karyl se dirigeait vers le rov, il venait de trouver cette triste dépouille et il voulait téléphoner aussitôt à Nils. Seulement, vous rendez-vous compte de la situation ? Nous voilà avec deux cadavres sur les bras, l’un totalement impossible à identifier et l’autre celui d’un parfait inconnu. Par-dessus le marché un troisième personnage non moins inconnu s’est manifesté en un endroit où il ne pouvait pas être : le type qui a mis Karyl hors de course et l’a enlevé mort ou endormi en nous piquant notre rov par la même occasion. Et en nous abandonnant tous les deux en pleine nature primitive et déserte à deux cents kilomètres du monde civilisé !…